Sur fond d’interminable crise du Covid, dont les répercussions économiques et sociales continueront sans doute à affecter la France et l’Europe pour la décennie à venir, le président de la République vient de faire une série d’annonces en faveur de l’ « égalité des chances ». Outre la vraie-fausse suppression de l’ENA, accusée d’avoir fabriqué une élite administrative monolithique, une grande consultation citoyenne sur les discriminations est également prévue.
Les intentions affichées sont louables, mais on peut hélas craindre un nouvel écran de fumée. En particulier, Emmanuel Macron a déjà montré à plusieurs reprises sa capacité à parodier la démocratie directe pour mettre un couvercle sur les revendications sociales, des « grands débats » et cahiers de doléances au temps des Gilets Jaunes à la neutralisation des propositions de la Convention Citoyenne pour le Climat, en passant par l’obscur comité de 35 citoyens censé guider la stratégie vaccinale. On notera que le chef de l’État a flairé l’appétence récente d’une partie de la population pour le tirage au sort. Malheureusement, là où il aurait dû y voir un signal pour que la démocratie représentative qu’il préside prenne mieux en compte les attentes des citoyens, il en a fait, comme souvent, un gri-gri marketing vidé de toute substance. Au risque de voir la défense du tirage au sort se radicaliser à l’avenir en stochocratie pure et dure, à l’instar du candidat Mercier de la série Baron Noir, qui voit le principe même de l’élection comme corrupteur et veut remplacer la démocratie par un coup de dés, dans une démission nihiliste de toute intelligence collective.
Au-delà du sujet important des institutions, toutes les consultations du monde ne sauraient changer l’essence fiscale profondément inégalitaire de la politique macronienne, qui a avant tout profité aux plus riches. L’INSEE a montré dans une étude de 2020 que les inégalités de niveaux de vie ont nettement augmenté depuis 2017, du fait notamment de la baisse des allocations logement et de la fiscalité du capital. Dès son élection, Emmanuel Macron s’est en effet empressé de revenir sur l’alignement de la taxation du travail et du capital instaurée par le gouvernement socialiste, en établissant un traitement préférentiel des revenus du capital (flat tax de 30 %, prélèvements fiscaux et sociaux compris). Dans le même temps, il a supprimé l’Impôt de Solidarité sur la Fortune pour lui substituer un Impôt sur la Fortune Immobilière aux recettes évidemment dérisoires, puisque les plus hauts patrimoines se composent majoritairement d’actifs financiers, nouvellement exonérés (environ 70 % de la fortune des 1% de propriétaires plus riches).
Le président ne s’est jamais caché de protéger ceux qu’il appelle les « premiers de cordée », les possédants dont il craignait tellement le départ du pays qu’il a préféré imposer l’injustice fiscale. Or il n’y a rien de plus suranné et inefficace que cette « économie du ruissellement » martelée depuis l’ère de Reagan et Thatcher des années 80. En refusant de taxer les hauts patrimoines et revenus à hauteur de leurs capacités contributives, les pays développés n’ont récolté qu’une activité économique réduite, une lourde dette publique et surtout une hyperconcentration des revenus et patrimoines, comme le montre Thomas Piketty dans Capital et Idéologie (2019).
Résultat, nous arrivons aujourd’hui à un point de rupture, où les impôts ne sont plus vus par la population comme un moyen légitime de financer les services publics ou de répartir plus équitablement les ressources. La régressivité de certains impôts est réelle, comme la taxe foncière, dont le taux est lui aussi « flat » (proportionnel) et ne tient pas compte des dettes. Pourtant, elle constitue l’une des principales – pour ne pas dire rares – ressources autonomes des collectivités territoriales. Plus près de chez nous, la taxe foncière augmentera d’ailleurs bientôt à tous les étages de la Confluence, à Andrésy (+12,75 points) comme au niveau de la communauté urbaine Grand Paris Seine-et-Oise.
Maintenant que les mesures nécessaires de soutien à l’activité économique prises pendant la pandémie ont gonflé la dette publique, plutôt que d’aller enfin chercher l’argent où il se trouve en demandant un réel effort de solidarité aux plus privilégiés, le gouvernement tente de préparer les esprits – soit les classes populaires – à une immense cure d’austérité pour le quinquennat suivant, qui inclurait même l’inscription de règles de limitation des dépenses dans la Constitution. Cette cure a déjà commencé, comme le montre le rabotage unilatéral de l’assurance-chômage, qui va précariser au moins 1 million de chômeurs, et les promesses de ressusciter la loi sur les retraites, qu’Edouard Philippe voulait imposer à coups de 49.3.Ces déclarations lugubres sont plus que jamais à contretemps de l’Histoire, alors que nous avons besoin d’investissements publics massifs pour éviter la double catastrophe climatique et sociale imminente.
L’impasse du macronisme est encore plus frappante quand on voit le président des Etats-Unis Joe Biden, réputé centriste, en position de donner des leçons de justice sociale et d’interventionnisme économique aux dirigeants européens, par sa défense d’un taux minimal d’impôt sur les sociétés au niveau mondial et son maxi-plan de relance incluant une aide financière à chaque citoyen du pays. La route est encore longue pour réparer la société états-unienne, mais la nouvelle administration a au moins compris que cette crise n’est pas comme les autres.
Malgré cela, en France, tous les sondages nous le promettent, mai 2022 verra le match retour de Macron contre Le Pen. Bref, après avoir soi-disant tué le clivage droite/gauche, on nous annonce à nouveau la guerre de deux mondes anciens, ordo-libéraux contre nationalistes. Et cette fois, le ressort républicain pourrait d’autant plus casser que le RN « socialise » de plus en plus son discours, toujours au service, bien sûr, de son idéologie xénophobe. Mais ce naufrage démocratique peut encore être évité.
C’est à la gauche de retrouver l’audace des idées, de ces réformes radicales, qui doivent être autant de révolutions pour réorienter notre État social vers une fiscalité plus juste, la protection de notre habitat, et la lutte contre les discriminations de tous types. Partout dans les mouvements socialistes, communistes, insoumis, écologistes, des éléments ambitieux de programme apparaissent. Quand on explore une forte progressivité de la fiscalité sur les revenus, les patrimoines, c’est qu’on assume une idée pourtant évidente : il existe un niveau de richesse au-delà duquel il est néfaste pour la société qu’une seule personne détienne tant, et l’excédent doit être redistribué, y compris sous forme de dotations en capital ou de revenu de base pour tous. Quand on parle de gratuité des transports en commun en Île-de-France, on propose de revenir à l’humain, à la préservation de la santé et de l’environnement. Quand on parle d’universalisme, c’est qu’on sait regarder en face les systèmes discriminatoires en matière d’origine, de genre, d’orientation sexuelle et écouter leurs victimes avant d’échafauder ensemble des solutions pour tous, par l’éducation, les services publics, la laïcité.
C’est en agissant ainsi qu’on retrouvera l’esprit des conquêtes sociales, celles que les forces de gauche ont affirmées comme non négociables en 1936, en 1945 et qui nous ont donné le droit du travail, la Sécurité Sociale. Ce « monde nouveau » qu’elles ont su tracer, en remettant l’argent à sa place – un moyen, non une fin, et en partant des attentes concrètes des gens qui n’ont, mais ne sont pas rien. Si et seulement si la gauche ose un tel projet de transformation sociale, le peuple ne s’y trompera pas, retrouvera le chemin des urnes et lui donnera une majorité.
Dernière crise, dernière chance. Cette pandémie est une fin du monde ; faisons en sorte qu’elle ne soit que celle de l’ancien.
Alexandre Garcia